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Mots interdits
21 juin 2005

Brigitte, ma petite soeur

Janvier 51. La dernière naissance de la famille... encore une fille. J'ai 9 ans. Cette naissance est perdue dans les brumes de ma mémoire, enfouie sous le poids des non-dits.

Très vite, avec mes soeurs nous voyons qu' "elle" attire l'attention, les palabres des adultes, que des choses sont tues. On nous rabroue.

Quand ce mot vient-il à mon oreille pour la première fois ? Trisomie 21. Un petit chromosome de plus, qui fait que notre vie à nous ses trois soeurs est irrémédiablement atteinte, pertubée, marquée.

"Toi, tu n'es pas comme ta pauvre petite soeur..". Culpabilité, je suis belle, nous sommes belles : elle retient le regard, quand on se promène avec elle... par sa différence, son faciès caractéristique qui la marque à jamais au rang des exclus.

Je réussis à l'école, je fais des études... elle arrivera à recopier des pages entières de livre, laborieusement, sans en comprendre le texte, à retenir l'histoire de nos ancêtres nos gaulois que ma mère lui rabache...

Elle ne grandira jamais, ne sera jamais indépendante... éternelle enfant qui partira dans un corps de viellard à 48 ans, pliée en deux, le corps déformé par les rhumatismes, tremblante depuis des années par une Parkinson... tournant et retournant sans cesse dans sa tête les mêmes paroles, les mêmes interogations...

Brigitte, ma souffrance, petite soeur que j'ai aimé, mais si mal.

Les regards des autres sur toi m'étaient insupportables. Enfants, adolescents. La famille s'était coupée du monde, y compris d'une partie de la famille. Pour ma mère, Brigitte était sa croix, notre croix. Comme dans une procession, cette douleur était montrée haut et fort.  Elle excusait tout le déni de la vie qui existait.

Brigitte était toute douceur, pleine d'inventivité quand on lui mettait un pinceau à la main, de la terre pour modeler, des touches de piano où elle répétait inlassablement les notes qu'on lui apprenait, un sourire aux lèvres.

Ma mère voulait inlassablement lui apprendre l'orthographe, les verbes, le calcul...

J'en souffrais. Ma mère rabachait, se fâchait, Brigitte pleurait et petit à petit ces leçons rentraient dans sa tête.. Et, petit perroquet savant, répétait les récitations, s'appliquait sur une dictée... Ma mère était fière de ces progrès, s'accrochait à ce rêve qu'elle soit comme les autres...

Les années passaient. Ces acquis petit à petit se sont évaporés de son esprit, les activités aussi ont diminué... La peinture.. elle en met de partout... Le prof de piano, on s'en sépare parce que cette femme elle est vraiment bohème... petit à petit mes parents acceptent cette vie végétative. Ils n'essaient plus de la faire progresser à tout prix.

Nous quittons une à une la maison, sauf ma soeur ainée qui restera proche des parents, jusqu'au bout de leur vie et même au-delà.

Ma jeune soeur et moi, nous nous installons dans le sud. Kilomètres salvateurs pour échapper à un carcan.

Mes parents et ma soeur ainée rentrent dans une autre phase : ils créent une association d'handicapés avec à la clef du sport. Ma soeur Brigitte en devient un élément, perdue au milieu des autres. Cette association une bannière. Brandie haut et fort en remplacement de la croix symbolique. On se rallie des politiques. On se montre dans la presse locale. On est encensé. On revendique d'être plaint, reconnu, admiré... vous êtes des saints.

Je suis loin de cette démarche, je ne la comprends pas. On a enrôlé ma petite soeur dans une brigade où l'on demande à ces enfants d'être sages, ne pas faire de bruit, aller plus haut, plus loin...

Les rares fois où je vois ma petite soeur, 2 ou 3 fois par an, je m'aperçois de sa dégradation, de son vieillissement, de son recul dans le monde. Accroupie sur ses genoux, elle se balance et reste indifférente à ce qui l'entoure. Je lui parle. Elle est dans son monde. Elle me demande une fois, dix fois, cent fois où est mon fils, ma fille... tous les membres de la famille y passent éternelle litanie, repère pour elle... souffrance pour nous.

Ma mère quitte ce monde. Je suis attérée de savoir ce qu'elle va devenir. Elle qui ne l'a jamais quittée. J'ai mal de la souffrance qu'elle va ressentir. Du manque d'elle qu'elle va avoir. Et de l'ajout du nom de Maman à la litanie...

Six ans se passeront... maman est au ciel répétera-t'elle inlassablement. Ma soeur ainée s'en occupe. Sans amour mais ténacité. Petit à petit, elle souffre davantage, elle a du mal à tenir debout. Elle est maigre. La peau et les os. Elle pleure larmes silencieuses... J'assiste impuissante à cette déchéance.

Mois d'aôut. Quelques jours près d'elle. Ma soeur ainée se bat farouchement contre les escarres. Son combat est la maladie. On ne va pas lui faire. Un, qui guérit. L'autre qui sort. Le flacon à la main, le pansement de l'autre, elle se bat. Comme une montagne. Comme un bulldozer.

Je tiens la main de Brigitte entre mes mains. Il fait très chaud. Son corps est dénudé, squelette enfantin. J'embrasse ses mains, caresse son visage... Qu'elle parte... s'il vous plait. Ma détresse est proportionnelle à la non compréhension de cette soeur qui la soigne, infirmière vaillante et dure. Inflexible . Mais où est l'amour ? A qui dire ? Faut-il dénoncer ??

Décembre. Un appel de ma soeur, Brigitte s'est éteinte en dormant. Le bercement du train qui me ramène à Paris fait couler les larmes salvatrices et me rappelle son propre balancement.

Elle n'est plus à la maison. Je rentre seule, dans la chambre mortuaire où je pense qu'elle repose. Je m'attends à la voir détendue, un sourire, un apaisement pour retirer de mes yeux les images de souffrance du mois d'août.

.... je pleure sur ma Brigitte. La souffrance est encore avec elle. Elle est là marquée à jamais par ce masque. Je hais ce monde qui a permis qu'elle soit ainsi, et qu'elle souffre jusqu'à son dernier jour.

J'arrive à l'embrasser, j'essaie de prier, je ne le peux pas.

Je ferme doucement la porte... cette blessure en moi ne pourra jamais se refermer. Je n'ai pas su l'aimer.

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Commentaires
C
Oui que dire devant tant de souffrances...<br /> Juste te lire sur la pointe des pieds<br /> et rester là, un moment avec toi, pour que tu saches que tu n'es pas seule.<br /> Et t'envoyer par dela la toile si souvent indifférente, des mots de douceur, des mots d'amitié<br /> Bises
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